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ENQUÊTE EN PAYS BRETON



L'histoire commence ainsi :

Le 18 juin 1752, le greffier en chef de l'amirauté de Vannes, François LE CROISIER, reçut un express(1) de KERSAL, greffier à l'amirauté de Port-Louis :

« Monsieur,

De jeunes gens se promenants le long de la côte derrière les murs de cette ville, trouvèrent hier, dans une anse, un enfant nouveau né qui y avoit été enterré et couvert légèrement de pierres. Aussistost que l'on m'en donna avis je me transportay sur les lieux pour examiner le fait, et je vis effectivement cet enfant sur le sable dans un endroit que la mer couvre et découvre à chaque marée, et comme ce délit est de la compétence de l'amirauté je vous envois cet exprés pour en informer les juges, en attendant leur arrivée, j'ay fait porter cet enfant à la grande porte de cette ville devant le corps de garde et en ay donné la consigne, de crainte qu'il n'eut été mangé par les chiens ou les oiseaux.

J'ay l'honneur d'être très respectueusement, Monsieur, Votre très humble et très obéissant serviteur,

G. Kersal »


Le jour-même, le greffier en chef lançait une procédure. S'ensuivit cette missive, écrite de la main d'un certain DE LIMUR. Il s'agissait de Noël BOURGEOIS, écuyer Sieur de Limur, conseiller du Roi et lieutenant général civil et criminel du siège de l'amirauté de l’évêché de Vannes.

« Je vous prie Monsieur d'engager deux des Mess' les avocats a descendre au Port Louis avec un ou deux chirurgiens. Ils seront bien payés. Sur le domaine la commission est aisée . Il n'y aura qu'à faire l'ouverture du corps et entendre quelques témoins, à moins qu'on ait connaissce de la coupable.

Je suis votre très humble serviteur,

De Limeur.

Le 18 juin 1752 »


C'est ainsi que, le 19 juin, nous retrouvons notre ancien avocat faisant fonction de juge à l’amirauté de Vannes, Guillaume Gervais DE KERMASSON, sieur de Bourgerelle (voir l'article publié sur ce blog le 11 janvier 2023: « une funeste rixe à l'épée »), en compagnie de Jean LE DIGABEL, commis juré au greffe, Guillaume PETIT, huissier et les Sieurs Jacques LE MOGUEDEC et François LE GOFF, chirurgiens du roi, harnachés de tout leur attirail, chevauchant vers Port-Louis.


Ils étaient partis à dix heures du matin, n'ayant pu trouver de chevaux plus tôt, si bien qu'ils n'arrivèrent qu'à vingt et une heure, car il fallait bien onze heures pour parcourir les neuf lieux qui les séparaient de Port-Louis. Là, ils décidèrent de remettre au lendemain leur mission et descendirent à l'auberge « Le Saint-Louis » dans la paroisse de Riantec.

ancienne carte de l'évêché de vannes
Extrait d'une carte : l'Evesché de Vannes divisé en ses Doyennés et Territoires (Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France)

A huit heures le lendemain, la troupe se transporta jusqu'à la grande porte de la ville de Port-Louis, à côté de laquelle avait été découvert le corps de l'enfant. Ils y retrouvèrent la sentinelle chargée de veiller sur celui-ci qui leur désigna le lieu où il avait été trouvé. C'était au pied de la seconde tourelle de la grande porte de la ville, la tourelle dite de Jeanne, en un endroit légèrement surélevé, situé entre le mur d'un jardin et l'escalier qui conduit sur le rempart.


A leur arrivée, ils avaient trouvé le corps de l'enfant recouvert d'un peu de paille. Guillaume DE KERMASSON ordonna alors aux deux chirurgiens de faire leur office, après qu'ils eussent prêté serment de « s'y bien et fidèlement comporter ». L'enfant était une petite fille « fraîche née ». Par pudeur, je n'exposerai pas ici le contenu de l'autopsie dont le rapport figure dans les archives (archives de l'amirauté de Vannes, Levée de cadavres : 1723-1782, vues 235 et 236/450). L'enfant était née vivante et son décès, survenu environ dix jours auparavant, n'était pas naturel.


Une fois le procès-verbal établi par les chirurgiens, les magistrats entreprirent l'audition des témoins.


L'huissier PETIT avait assigné sept témoins à comparaître en l'auberge « Le Saint-Louis », devant l'avocat DE KERMASSON et le greffier Jean LE DIGABEL. Tous durent prêter serment de dire la vérité, et de n'être ni parent, ni allié, ni l'obligé, domestique ou serviteur, des auteurs de la mort ou de l'exposition de l'enfant, et n'avoir pas connu de condamnation.


Le premier témoin n’était pas âgé de plus de seize ans. Il était marin et s'appelait Louis QUELLO. C'est à la suite d'une rumeur qui s'était propagée dans la ville comme traînée de poudre qu'il avait voulu aller voir de ses propres yeux et en compagnie de plusieurs autres jeunes, cet enfant qu'on disait mort, gisant dans le sable près de la Grande porte. C'est la jeune demoiselle Louise LE COUVIOUR qui lui aurait dit de le chercher. Il avait trouvé l'endroit et, avec deux autres, avait remué les pierres et le sable qui recouvraient le corps de l'enfant, qui était déjà tout noir. Sa curiosité satisfaite, il s'en était allé chez lui.


Louise LE COUVIOUR, âgée de vingt-cinq ans, poissonnière en la paroisse de Riantec, déclara elle aussi avoir cherché le petit corps après avoir ouï la rumeur de sa découverte. Ne le trouvant pas, elle était allée trouver Louis QUELLO pour lui demander de chercher aussi. Elle le décrivit aller remuer une petite élévation de sable cernée de pierres et lui crier qu'il avait trouvé l'enfant. Elle avait alors elle-même crié à la cantonade : « Voilà l'enfant ! ». Puis elle était allée l'examiner et vu qu'il était déjà tout noir et sentait mauvais. Après quoi elle s'en était retournée en sa demeure.

Le troisième témoin n'était encore qu'un gamin. Âgé de douze ans, il faisait partie des garçons qui avaient remué pierre et sable et trouvé l'enfant. Ils avaient alors appelé les autres personnes pour qu'ils viennent voir à leur tour. Quelqu'un lui avait alors dit d'aller prévenir le recteur et il y était allé avant de rentrer chez lui.


Le fils du cordonnier, François GOUSSART n'était pas plus âgé que lui. Attiré lui aussi par la rumeur, il avait entendu Louise LE COUVIOUR demander à Louis QUELLO de regarder la petite élévation de sable qu'on remarquait à côté de la tourelle de Jeanne. Il s'était alors joint aux deux autres garçons. Dans le procès-verbal de sa déclaration, il mentionnait plus spécifiquement « une espèce de petit cercle de pierre qu'on avoit uni autour de cette élévation de sable ». Il déclarait aussi avoir donné un coup de pied dans le sable et découvert la tête de l'enfant. Comme les autres, il s'en était ensuite retourné chez lui.


Les trois autres témoins étaient des adultes, toutes sages-femmes, toutes veuves.


Julienne CAHINNE avait soixante-sept ans. Comme beaucoup d'autres, elle avait été voir l'enfant qu'on avait trouvé mort sur la grève. Elle n'avait accouché aucune femme depuis plus de deux mois et n'avait connaissance d'aucune fille, ni à Port-Louis ni à Locmalo, qui ait accouché depuis peu.


Marie ECHALLIER, soixante-douze ans, avait entendu la rumeur qui s'était répandue dans toute la ville, mais elle n'avait pas eu le temps d'aller voir l'enfant. Elle n'avait elle-même accouché aucune femme depuis près de six mois, et n'avait pas connaissance d'autres accouchements.


La dernière des femmes, Gillette PERRUSSEAUX allait sur ses quarante-huit ans. Elle déclara n'être au courant que depuis la veille car elle avait été contrainte de rester au chevet d'une parturiente qu'elle ne pouvait laisser seule. En dehors de ladite, elle n'avait point accouché d'autre femme depuis plusieurs mois et n'avait pas connaissance d'autre femme enceinte ou accouchée récemment.


Il n'y avait pas davantage de témoins utiles à interroger. Aussi, le lendemain, vingt juin, les hommes délégués à l'enquête reprirent leur monture et rentrèrent à Vannes.

ancienne gravure représentant la ville de Vannes
Vue de la ville épiscopale de Vannes du côté du port . Bibliothèque des Champs Libres Rennes, Christophe-Paul de Robien, Description historique, topographique et naturelle de l'ancienne Armorique, milieu 18e siècle.

L'enquête n'ayant pas abouti, Jérôme Jean DE LESPINAY, procureur du roi à l'amirauté de Vannes, requit le 7 août 1752 l'autorisation d'obtenir et de faire publier un monitoire dans les paroisses de Riantec, Port-Louis et Lorient.

Les monitoires étaient des lettres rédigées par une autorité ecclésiastique enjoignant les fidèles à dénoncer tout fait délictueux ou criminel sous peine d'excommunication. Précis dans leur rédaction, ils se devaient de respecter certaines règles strictes comme l’anonymat des personnes et la description des faits de manière explicite et sobre convenant à un texte qui devait être lu par un curé devant ses paroissiens - sous peine de nullité.


Les témoins avaient six jours pour se présenter devant l'autorité compétente après la troisième publication du monitoire. C'était un recours légal employé lorsque l’information judiciaire générait trop peu ou pas de témoin, ou que les témoignages ne permettaient pas la résolution de l'enquête. Cela restait toutefois une mesure d'exception puisque seules environ 10% des instructions criminelles des bailliages donnaient lieu à un monitoire (2).


Comme la plupart des fidèles ne savaient pas lire, les curés fulminaient les monitoires au prône (3) des messes paroissiales. En un temps où la religion était omniprésente, la populace craignait particulièrement la damnation. Aussi les monitoires aidaient-ils les langues à se délier.

Il va sans dire que si les injonctions concernaient des témoins qui avaient « vu, entendu, connu, su ou entendu dire », parfois, certains individus préféraient venir témoigner de leur ignorance plutôt que de risquer de finir en enfer !


Le 18 août, Olivier LE DROGO, prêtre du diocèse de Lorient, chanoine, rédigea un monitoire qu'il envoya aux recteurs, vicaires et curés du diocèse afin que soient admonestés, durant trois dimanches consécutifs, « tous ceux et celles exempts et non exempts qui savent et ont connaissance qu'une fille ou femme après avoir accouché secrètement d'un enfant de sexe féminin dans une des villes du Port Louis ou de Loriant, la paroisse de Riantec ou autres voisines, au commencement du mois de juin dernier, a donné ou fait donné la mort audit enfant nouveau-né, et l'a ensuite exposé ou fait exposer sur le rivage ou bien l'a jetté ou fait jetter à la mer qui a pû le porter à la coste près de la grande porte de ladite ville du Portlouis où il a été trouvé le dix-sept dudit mois de juin dernier.

Et généralement tous ceux et celles qui ont connaissance des faits cy dessus, circonstances et dépendances, soit pour avoir vu, entendu, connu ou apperçu quelque chose, ou pour y avoir été présents, donné aide, conseil ou autrement ».


Le 27 août, les curés des trois paroisses exposèrent donc le contenu du monitoire pendant leur messe avec sans doute d'autant plus de ferveur que le crime était affreux. Une femme était coupable d'infanticide. Mais le monitoire placardé devant les bâtiments cultuels resta vierge.


Le dimanche suivant, 3 août, les curés reprirent leur diatribe et rappelèrent une fois encore à leurs paroissiens que s'ils avaient connaissance de quelques chose et et le gardaient par-devers eux, les portes du Ciel resteraient fermées à tout jamais à leurs âmes. Les paroissiens de Riantec et de Lorient quittèrent l'église avec leur bonne conscience. A Port-Louis, en revanche, les langues se délièrent... et l'on vit de plus en plus de noms apparaître au bas du monitoire à la sortie de la messe.

monitoire paru le 18 août 1752
Monitoire établi en 1752 par le chanoine Le Drogo en l'évêché de Vannes (source : Archives départementales du Morbihan)

Le 21 octobre 1752, les individus qui y avaient inscrit leur nom reçurent une assignation à comparaître par l'huissier PETIT. Ils devaient se présenter trois jours plus tard devant le lieutenant général du siège de l'amirauté de Vannes, à l'auberge « Le Saint-Louis ».


Marie BEAULIEU, la première déclarante, prétendait avoir entendu un soldat qui disait avoir interpellé par deux fois, le soir, deux jours avant le drame, une servante qu'il connaissait, portant quelque chose dans son tablier et qui voulait monter sur le mur de la ville. Comme elle persistait à vouloir avancer, il la coucha en joue, ce qui fit qu'elle sauta le mur, sans doute en dedans de la ville, et elle s'en alla.

Il avait dit aussi qu'elle méritait punition et que s'il y avait des recherches, il déclarerait ce qu'il savait. Mais son régiment était parti aux alentours de la publication du second monitoire ; aussi s'était-il contenté d'y mettre son nom et, bien que prévenu par le recteur qu'il devait aller témoigner, il s'en était allé avec son régiment.


Une jeune femme de dix-neuf ans, fille de cordonnier, déclara avoir entendu la femme d'un autre cordonnier « qu'elle avait aussy entendu dire à d'autres qu'une femme sans la désigner autrement était partie du Port-louis le jour de la descente des officiers de l'amirauté, avant leur arrivée, et très grand matin, portant un paquet sur la teste, et s'estoit embarquée dans un chassemarée (4) sans s'estre expliqué davantage, ayant même dit qu'elle ne la connaissoit pas ».

La femme du maître de chassemarée fit un témoignage similaire à celui de Marie BEAULIEU, à la différence qu'elle décrivait la servante comme étant enceinte. Elle ajoutait que la femme avait paru vouloir sauter du mur de la ville et qu'il y avait bien 10 pieds de hauteur en cet endroit (soit un peu plus de 3 mètres).


Une autre femme déclara avoir entendu d'autres femmes qui avaient entendu d'autres femmes encore qu'elles avaient entendu l'histoire du soldat … 🙃, qui aurait dit que la servante était sortie de la ville avec un paquet et qu'elle avait embarqué dans un chassemarée quelques jours après que l'enfant eût été trouvé. On disait que cette femme était celle d'un marin embarqué quatre ans auparavant.


A quelques détails près, tous les témoignages concordaient. Tous s'accordaient à dire que le soldat, en passant par Vannes avec son régiment, n'avait pas pris la peine d'aller témoigner devant le juge de l'amirauté. Il avait pourtant reçu son assignation à comparaître.


Gravure représentant deux chassemarées à quai, réalisée par Jean-Jérôme Baugean (1764 - 1819) au XIXe siècle (source : Bnf)

Si le nom de la servante a été révélé et que celle-ci a été retrouvée, nous ne le saurons pas. Les dernières liasses concernent uniquement le paiement des frais de chaque intervenant. Je n'ai pu retrouver aucun renseignement supplémentaire dans les archives, ni même trace de l'inhumation de la fillette dans les registres paroissiaux. Il n'y a, à ce jour, pas suffisamment de ressources en ligne pour identifier la servante.


Néanmoins, il y a fort à parier que le soldat François VICE, soldat au régiment de Berwick (5), compagnie de Colin, a été appréhendé et amendé de 10 livres pour ne pas s'être présenté devant le juge. Sans doute a-t-il donné le nom de cette servante, d'autant plus qu'il condamnait fermement son comportement. Peut-être en revanche ne croyait-il pas à la colère divine ?


Une chose me paraît certaine, en tous cas, c'est que la fillette a eu une sépulture qui témoignait d'une attention particulière. A la lecture des divers témoignages des enfants qui l'ont trouvée, il paraît évident que le corps enseveli sous le sable et les pierres était également ceint d'un cercle de pierres. Ce fait n'est relevé nulle part par les magistrats chargés de retrouver la coupable. Car elle était bien coupable, à leurs yeux. Coupable d'infanticide. Les déductions des chirurgiens devant l'état des poumons de la fillette témoignaient qu'elle était vivante à la naissance. Elle méritait donc la peine de mort.


Cette mère a-t-elle eu des remords ? Y a-t-il eu accident ? Nous pouvons tout imaginer. Car la sépulture, si fruste soit-elle et en tel endroit qu'elle était battue par la marée, dénote toutefois d'un dernier acte de charité envers l'enfant.


Nous pouvons nous faire juges de cette histoire, ou bien en prendre pitié.

Nous devons aussi nous dire que, certainement, nous avons tous dans notre arbre généalogique une jeune femme désespérée qui a dû affronter le même genre de situation...


(1) Par souci d'authenticité, tous les écrits sont retranscrits textuellement.

(2) Source : Eric Wenzel. Le monitoire à fin de révélations sous l'Ancien Régime : normes juridiques, débats doctrinaux et pratiques judiciaires dans le diocèse d'Autun (1670-1790).

(3) Le prône désigne « l'ensemble des instructions et annonces que les prêtres faisaient au cours de la messe paroissiale parmi lesquelles le sermon appelé aujourd’hui homélie » (source : Église catholique en France). (4) Grande chaloupe de pêche à voile très rapide.

(5) Le régiment de Berwick était un régiment irlandais au service du Royaume de France.



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