Lors de l'une de mes dernières recherches aux Archives départementales du Loir-et-Cher, je suis tombée par hasard sur un registre peu connu de nos jours : un registre d'inscription des voyageurs.
Ce registre des années 30, trouvé dans la série J (archives privées) était destiné à répondre à une obligation légale de la part des aubergistes et qui datait de 1791. En effet, selon l'article 5 de la Loi sur la police municipale et correctionnelle du 22 juillet 1791 : « Dans les villes et dans les campagnes, les Aubergistes, Maître d'hôtels garnis et Logeurs seront tenus d'inscrire de suite et sans aucun blanc, sur un registre en papier timbré et paraphé par un officier municipal ou un Commissaire de police, les noms, qualités, domicile habituel, dates d'entrée et de sortie de tous ceux qui coucheront chez eux, même une seule nuit ; de représenter ce registre tous les quinze jours et, en outre, toutes les fois qu'ils en seront requis, soit aux Officiers municipaux, soit aux Officiers de police, ou aux citoyens commis par la municipalité ».
En 1934, Ferdinand Fistahl, né en 1906 à Chaumont-sur-Loire (41), avait racheté son établissement à la veuve de l'ancien propriétaire, Albert Hénault (1876-1932), qui l'avait lui-même acquis en 1912 auprès de Rosalie Soudée, veuve Levais. D'après le certificat de prise de commerce, il s'agissait d'un genre de « commerce, café, hôtel ». C'était tout juste quelques mois après avoir épousé Louise Barillet. Le commerce était situé dans la rue principale à Chaumont et Ferdinand Fistahl en fut le gérant jusqu'en 1984, date de fermeture de l'établissement (source : société.com).
Ce registre d'inscription nous donne un aperçu du défilé de voyageurs qui s'y sont arrêtés entre 1931 - alors que l'hôtel était encore sous la gérance d'Albert Hénault puis de sa veuve jusqu'en 1934 - et 1937.
Il indique les noms et prénoms des voyageurs, leurs dates et lieux de naissance, profession, nationalité, lieu de domicile habituel, la nature de la pièce d'identité qu'ils ont fournie, le numéro de la chambre qu'on leur a attribué, et enfin leurs dates de séjours avec le nombre de nuitées.
S'il obéissait à une obligation légale, le registre était cependant rempli avec de nombreuses lacunes : la case qui devait signaler les dates et lieux de naissance n'indiquait très souvent que le lieu ou que la date de naissance, mais rarement les deux.
On y trouve des voyageurs de toutes origines. Les français sont bien entendu majoritaires. Sur 216 entrées répertoriées entre mai 1931 et août 1937, on compte 41 étrangers, soit plus d'un client sur cinq. Toutefois, il faut relativiser cette proportion car 23 d'entre eux résident habituellement en France. Parmi les 18 étrangers restant figurent :
9 anglais (un architecte, un bonnetier ? ( la profession indiquée semble être « hosier »), une professeur, quatre étudiants et deux personnes sans profession),
4 suisses (deux universitaires diplômés en doctorat et deux étudiants),
2 belges (un employé et un individu sans profession),
1 ingénieur hollandais,
1 étudiant américain,
1 propriétaire tchèque.
Les étudiants composent là encore la majorité de ce tableau.
Je n'ai pas cherché à faire une étude sur les voyageurs étrangers mais simplement rapporté ces observations pour ce qu'elles sont, par simple constat.
Parmi les voyageurs français, on retrouve toutes sortes de professions et toutes les classes sociales sont représentées, étudiants, modestes employés, notaire, médecins, ingénieurs, etc., et une majorité de commerçants et artisans installés à Paris. On trouve aussi quelques professions plus singulières : deux sportifs, plusieurs journalistes et un détective privé.
Mais on ne trouve quasiment que des hommes.
Bien entendu, un tel registre a piqué ma curiosité : y avait-il, parmi ces voyageurs, un homme ou une femme dont le destin nous est connu aujourd'hui ? Cachaient-ils quelque histoire qui valait la peine d'être racontée ici ?
Pourquoi pas ?
Certaines professions, certains cas ont attiré mon attention plus que d'autres, comme cet industriel russe, réfugié en France et vivant à Paris, de même que ces deux arméniens, l'un couturier et l'autre coiffeur à Paris ( Henri Berberian et Urmand Azandor (?)) (photo ci-dessous, lignes 34 et 38).
Peut-être certains ont-ils connu, dans les années 30, ce champion cycliste nommé Alfred Boudet ?
En 1935, il habitait Billancourt et c'est au cours de l'été 1935 qu'il s'arrêta à Chaumont en compagnie du boxeur Louis Balouzat. S'ils furent connus dans le monde du sport, je n'en ai pas trouvé trace. Je sais simplement qu'Alfred Jean Boudet est né à Roanne le 21 décembre 1903 et qu'il travaillait comme rectifieur à Boulogne en 1932. Quant au boxeur, je n'ai pu retrouver que sa naissance à Paris 18 le 16 août 1905 ; il était le fils naturel d'une couturière, Marthe Marie Ernestine Balouzat (lignes 50 et 51).
Deux américains ont également attiré mon attention :
Seth Elmer Lewis Baldwin, écrivain américain, né le 12 juillet 1903 à La Nouvelle-Orléans, mort à l'âge de 90 ans et enterré à La Nouvelle Orléans. Dans les années 30, il était domicilié à Paris. Il voyageait alors avec un journaliste américain, Georges Hanson, né à York en Angleterre (lignes 17 et 18). Là encore ce couple de voyageurs ne m'a pas livré ses secrets.
C'est en revanche grâce à sa nationalité que j'ai repéré une personnalité qui a foulé les planches de cet établissement : le photographe Lucien Aigner (ligne 46).
Né le 14 septembre 1901 à Érsekújvár en Hongrie, Lucien Aigner (Lázló Aigner) était un photojournaliste hongrois très connu à partir des années 30. A l'époque où il passe par la ville de Chaumont, en 1935, il travaille comme correspondant pour la London General Press à Paris. Il est déjà connu pour ses photoreportages sur Bloom, Roosevelt, Hitler et bien d'autres car Aigner se démarque par son sens du réalisme et son originalité. Ses photos sont criantes de vérité.
En 1939, il s'installe définitivement aux États-Unis. Il sera connu pour certains de ses clichés comme celui d'Albert Einstein pris à l'université de Princeton.
Lucien Aigner est mort le 29 mars 1997 à Waltham, dans le Massachusetts.
Ce n'est sans doute pas un hasard si son inscription sur le registre de l'hôtel coïncide avec celle d'un compatriote (Jules Polacseh, décorateur à Paris). Cependant, la raison de ce voyage nous reste inconnue. Là s'arrête les moyens que nous donne la recherche généalogique. Elle nous aide à poser les faits ; leur interprétation est une autre histoire...
Ainsi, que vous fassiez des recherches aux archives ou en ligne, n'hésitez pas à élargir vos explorations au-delà de votre propre famille. Il est toujours intéressant de s'arrêter sur de nouveaux fonds. Et qui sait, au gré de votre curiosité, vous pouvez toujours tomber sur des perles, sans même le savoir.
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