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« Le Roy d' Espagne passant a Ligueil... »

C'est en tombant sur un acte de décès apparemment anodin que nous avons appris que le roi d'Espagne était autrefois passé par Ligueil, dans l'Indre-et-Loire.


Le 16 novembre 1700, Louis XIV annonçait à la cour qu’il acceptait le testament de Charles II d’Espagne. Mort sans héritier, ce dernier avait désigné Philippe d'Anjou, petit-fils du roi de France, pour lui succéder à la tête du trône d'Espagne.


Philippe de France, duc d'Anjou, proclamé roi d'Espagne sous le nom de Philippe V. 16 Novembre 1700 (Collections des musées de France)
Philippe de France, duc d'Anjou, proclamé roi d'Espagne sous le nom de Philippe V. 16 Novembre 1700 (Collections des musées de France)

Le 4 décembre, le duc d'Anjou prenait la route en carrosse en compagnie du duc de Bourgogne et du duc de Berry, ses frères, afin de rejoindre son futur royaume. Le voyage de Versailles à Madrid allait durer plus de deux mois. La suite qui accompagnait les princes était fort impressionnante. Une cinquantaine de nobles accompagnait les princes. Suivaient une kyrielle de gardes du corps puis de domestiques, des centaines de chariots remplis de provisions et de matériel et tout autant d'animaux de bâts. Le cortège comptait également un véritable orchestre ambulant recruté pour l'occasion, car il fallait divertir la Cour durant ce long voyage. Pour finir, une importante troupe d'armes était chargée d'escorter le convoi (Dans un article1, Mathieu Zamponi estime celui-ci à environ 2000 personnes, 300 carrosses et 3000 chevaux, sans compter les domestiques ainsi que les 300 gardes qui entouraient le cortège).


Des festivités étaient prévues dans chaque ville-étape pour célébrer le roi. Après tout, le Royaume de France n'avait pas vu le passage de son souverain depuis quarante ans.


Un membre de l’escorte royale, Joseph-François Duché de Vancy (1668-1704), a été chargé de relater ce voyage, ce qu'il fit dans un journal2 rédigé sous forme de lettres. Celles qui nous intéressent le plus sont celles qui racontent le passage de la Cour depuis Blois jusqu'à Descartes (lettres VI à VIII).



Le roi fait étape à Blois


Voici ce que l'auteur écrivait le 11 décembre 1700 : « L'aspect de Blois, en arrivant, est la plus belle chose du monde : c'est un amphithéâtre de maisons couvertes d'ardoises, qui font un spectacle fort agréable. Le roi d'Espagne a logé à la Galère, qui est une grande et belle hôtellerie sur le bord de la Loire, tout au bout de la ville ; et les Princes l'ont été à une abbaye des Bénédictins, que l'on nomme St-Laumer ».


Il s'agit là d'un résumé bien succinct qui ne tient aucun compte des festivités préparées pour accueillir le cortège, décidées quatre jours auparavant par le corps municipal.


(Source : Serge Denis, qui cite un extrait des Jounaux inédits de Jean Desnoyers (chirurgien à l'Hôtel-Dieu de Blois) et d'Isaac Girard (introduction et notes par Pierre Dufay), H. Champion, 1912)
(Source : Serge Denis, qui cite un extrait des Jounaux inédits de Jean Desnoyers (chirurgien à l'Hôtel-Dieu de Blois) et d'Isaac Girard (introduction et notes par Pierre Dufay), H. Champion, 1912)

Les habitants avaient également été enjoints de prendre les armes, chacun se devant d'avoir un fusil et une épée et d'allumer deux chandelles à sa fenêtre. Ils devaient en outre former une double haie depuis le commencement de la rue de la chaîne jusqu'à la Galère où allait séjourner le Duc d'Anjou.


A l'intérieur de la ville, deux arcs de triomphe ornementés des écussons royaux et princiers avaient été fait monter, l'un au milieu du pont et l'autre devant l'auberge de la Galère. Le corps municipal se rendit au-devant du roi sur le pont avec un dais et le maire lui remit solennellement les clefs de la ville. Après qu'il lui ait fait grand éloge, le roi descendit de son carrosse. Alors lui furent présentés et remis quatre douzaines de bouteilles de vin, une corbeille remplie de raisins, une autre de 14 livres de massepain et une dernière de 6 livres de biscuits, lesquels étaient tous produits en blésois, puis le bruit des canons retentit par trois fois. Le roi se rendit ensuite à l'Hôtel de la Galère tandis que les princes et leur suite allèrent loger à l'abbaye de Saint-Laumer où on leur remit également des présents.


Un dessin à l'encre de Claude Maugier représentant la ville de Blois en 1675
Profil de la ville de Blois veüe du midy, 1675, par Claude Maugier, copié par A. Trouëssart en 1895 (@Région Centre-Val de Loire, Inventaire général). On y voit l'Hôtel de la Galère (disparu au XIXème siècle pour laisser place à des habitations) et, à droite de la peinture, l'abbaye de Saint Laumer et ses bâtiments (avec l'éperon du bâtiment d'enceinte dont on aperçoit la tourelle, et la prison).

Le lendemain matin, après avoir visité les jardins, le roi se rendit en l'abbaye de Saint-Laumer afin d'y écouter la messe, laquelle fut accompagnée d'une fort belle musique Après quoi le prieur ne manqua pas de complimenter abondamment son souverain. Enfin, le cortège reprit la route en direction d'Amboise.



A Amboise," il n'y a point eu d'extraordinaire"


Comme partout ailleurs, le cortège était attendu. Duché de Vancy écrivit : « La maréchaussée est venue ici au devant de S.M.C. (Sa Majesté Catholique), et les bourgeois se sont mis sous les armes ; mais on n'a pas tendu de tapisseries ». Rien à voir avec « la collation magnifique » préparée par le marquis de Saumery au château de Chambord, visite qui avait émerveillé la Cour en tous points.


Le roi fut logé au château où, d'après Le Mercure Galant, « tant que le Roy d’Espagne a demeuré à Amboise, Mr de Miromesnil a toûjours tenu deux fort grosses tables, & il y a eu des repas où il s’est trouvé vingt-cinq à trente personnes à chacune »3 Ce jour-là arriva un courrier de la Régence qui leur apprit que « S.M.C., sous le nom de Philippe V, avait été proclamée roi dans toutes les villes de ses royaumes ».


Au cours de la soirée, Duché de Vancy écrivit encore : « on a éclairé la ville tous les soirs, mais pour le simple besoin. Il n'y a point eu d'extraordinaire. » De sont point de vue, Amboise semble avoir déçu par son accueil. Mais à la vérité, nous savons que la sélection des villes-étapes répondait à un choix politique et que visites et réceptions avaient soigneusement été organisées par le grand maître des cérémonies de la cour de Louis XIV. Les vivat de la foule, les tapisseries dont les blésois avaient orné leurs rues, étaient en réalité le résultat d'une injonction Chaque habitant avait dû acheter deux bougies de bon calibre qu'il fut contraint de laisser se consumer jusqu'au bout sous peine d'une amende de 20 livres 4


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Ainsi, sur tout le trajet jusqu'à la frontière espagnole, des courriers étaient envoyés en avant du parcours afin de préparer le passage du roi. Celui-ci allait prochainement arriver à Descartes, (autrefois LaHaye en Touraine). Pour cela, il devait encore traverser une dizaine de bourgades (itinéraire A sur la carte).



Ci-contre : Carte des grandes routes royalles qui passent dans la généralité de Tours et qui conduisent depuis Paris dans d'autres provinces, d'après Poictevin, architecte et ingénieur ordinaire du roi (30 janvier 1712) (source : Gallica)





Rénovation des chemins et construction de ponts


A Ligueil, on avait non seulement fait réparer les chemins, mais également construire un pont, là où jusqu'alors le passage se faisait à gué. On retrouve d'ailleurs mention de ces ouvrages dans la légende qui accompagne la carte ci-dessus.


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« De Loches à Ciran et a Ligueil ou il y a un pont que le Roy a fait retablir depuis treze ans qui se vinst appasser le Roy despagne on a fait des ouvrages d'escarpements et pierrotages dans le temps de ce passage dont il y en a une grande partie de ruinnées »


Nous avons retrouvé une mention glaçante en marge d'un acte du registre paroissial de Ligueil, lequel témoigne également des travaux entrepris pour le passage du roi. Pierre Poulinet, jeune serger* de 26 ans, participait à ces travaux.


Acte de décès de Pierre Poulinet, portant en marge la mention :                                                       					 « Le Roy despagne passant a Ligueil il fut etouffé sous terre en travaillant aux chemins ».
Acte de décès de Pierre Poulinet, portant en marge la mention : « Le Roy despagne passant a Ligueil il fut etouffé sous terre en travaillant aux chemins ».

L'acte est daté du 4 décembre 1700. Or, à cette date, le roi prenait la route depuis Versailles. On trouve, dans les lignes du Mercure Galant, la mention suivante : « On avoit apprehendé beaucoup les mauvais chemins depuis Blois jusqu’à la Haye, mais cet Intendant [Mr de Miromesnil] les avoit si bien fait reparer, qu’on ne s’apperçut pas qu’ils fussent fâcheux. […] Pendant prés de trois semaines il y avoit eu cinq mille Pionniers & Travailleurs de commandez chaque jour pour la reparation de ces chemins ».C'est donc bien en travaillant à réparer les chemins en vue du passage du cortège que mourut Pierre Poulinet. Quant aux circonstances de son décès, on ne peut qu'extrapoler. Peut-être a-t-il succombé embourbé dans un marécage ou bien il aura été victime d'un éboulement ?


Quoiqu'il en soit, on pourra s'étonner de trouver une telle mention dans un registre paroissial car, le plus généralement, la cause du décès n'était pas indiquée. Mais c'était là l'occasion pour le curé de laisser une trace du passage du roi à Ligueil.



Un témoignage dans les registres


Le lendemain, un autre membre du clergé prenait sa plume après avoir vu défiler l'impressionnant cortège. Le curé de la paroisse voisine de Cussay se montra très enthousiaste à relater en détail la composition de celui-ci.



« Le quatorzième jour de Décembre 1700, les 3 enfans de monseigneur le Dauphin fils unique de Louis quatorze Roy de france, les trois sudits enfans sont monseigneur le Duc de Bourgogne, âgé de dix-neuf ans, Monseigneur le Duc d'Anjou, âgé de 17 ans et Monseigneur le Duc de Berry, âgé de quinze ans, ont passé par ce Bourg accompagnant monseigneur le duc d'Anjou nommé Roy d'hespagne jusques sur Les Frontières Des Deux Royaumes qui sont Sainct Jean de Lus. Ils avoient dans leur carosse le Duc de Beauvilliers leur gouverneur, et monsieur de noailles Duc et pair et maréchal de france. Il y avoit prest de cinquante carosses a la suitte, et cinq ou six cent hommes aussy tant de noblesse qu'autres. J'oubliois de marquer que monsieur l'Illustre marquis de Razilly, la perle de la noblesse de cette province, et sous gouverneur des Dits princes estoit avec eux dans leur Dit carosse, et outre Il y avoit plus de Deux cent chariots chargées de toutes sortes de provisions, et prest de Deux mille hommes de cavallerie, en plus des Deux cent mulets chargés de bagage ».


L'Histoire nous apparaît ici dans sa réalité grâce à quelques précieux actes rédigés par des curés de paroisses. Le faste du cortège, comme l'atroce réalité d'une mort qui ne fut certainement pas unique.


Pour ceux que cela intéresse, l'état réel des équipages du Duc d'Anjou et de sa suite est consigné dans les lignes du Mercure Galant du 1er janvier 1701 (vues 161 à 169), disponible sur le site Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6263757g/f162.item



* Le serger (ou sergier, sergetier) était un artisan textile qui produisait de la serge, un tissu durable principalement fabriqué à partir de laine, selon une technique d'entrecroisement des fils qui donnait au tissu sa robustesse.


Références bibliographiques :
1. Zamponi Mathieu. Le dernier voyage princier dans la France du Grand siècle en 1700-1701, ou Comment préparer un roi et la France à affronter la guerre ?. In: Revue Historique des Armées, n°230, 2003. Extrême-Orient. pp. 65-76.

2. Joseph-François Duché de Vancy Lettres inédites de Duché de Vanci, contenant la relation historique du voyage de Philippe d'Anjou, appelé au trône d'Espagne, ainsi que des ducs de Bourgogne et de Berry, ses frères, en 1700.

3. Le Mercure Galant, dédié à Monseigneur le Dauphin. Décembre 1700, Michel Brunet, Paris.

4. Denis Serge. Entrée solennelle de Philippe de Bourbon, roi d'Espagne, à Orléans, le 7 décembre 1700.. In: Bulletin Hispanique, tome 40, n°1, 1938, pp. 61-77





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