De retour chez elle, on peut sans conteste imaginer qu'Apollonie GUIS, qui avait officiellement été déclarée morte, ne put échapper aux histoires chuchotées dans son dos. Quel regard les gens ont-ils dorénavant porté sur cette femme ? Personnellement, j'imagine sans mal les signes de croix qui ont dû être faits lorsque ces dames croisaient son chemin. La considérait-on comme une miraculée ? Comme une âme qui avait échappé à la mort et dont il fallait se méfier ? A cette époque, les superstitieux étaient légions... Ou bien est-ce la pitié qui emplissait les yeux des gens qu'elle croisait ?
Cela, la presse ne le dit pas. Car si l'affaire fit tant de bruit qu'elle fut relayée dans tous les grands quotidiens français, rien n'apparaît des suites de cette affaire. Tout ce que l'on sait, c'est que le Tribunal civil fut saisi de la rectification de l'état-civil d'Apollonie et qu'une enquête avait été ouverte pour comprendre comment une telle erreur avait pu se produire.
J'ai retrouvé l'acte de décès et la mention du jugement de rectification dans les registres de l'état-civil.
L'acte a bien été rédigé au nom d'Apollonie GUIS avec toutes les informations la concernant. La mention de rectification est la suivante : « Par jugement du tribunal civil de Marseille, en date du 12 décembre 1890, dûment enregistré et à nous transmis par Mr le Procureur de la République près ledit tribunal, il a été ordonné que l'acte de décès de Appolonie (sic) Guis, décédée ce matin à six heures dans l'hôpital de la Conception, âgée de cinquante-deux ans, née à Vinon (Var) demeurant rue de Crimée 150, épouse de Désiré Laurent, fille de Antoine Guis et de Rose Gilet, sera annulé et remplacé par celui de Clotilde Alluis, décédée ce matin à six heures dans l'hôpital de la Conception, âgée de soixante-six ans, veuve de Grégoire, née à Cadenet (Vaucluse), ménagère, demeurant rue des Recolettes 19.
La mention faite par nous officier de l'état-civil soussigné surlevée (?) dudit jugement, transmis (sic) dans nos registre, est déposé (sic) aux archives de l'état-civil.
Marseille le 4 mai 1891, l'Adjoint délégué »
Apollonie fut donc rétablie dans son état-civil de personne bien vivante le 12 décembre suivant. Et elle allait vivre encore pendant douze ans. Qu'en fut-il de sa vie et de celle des siens après cela ?
Nous ignorons pourquoi mais, en 1891, Désiré et son fils Louis, alors âgé de douze ans, étaient seuls recensés rue de Crimée. Désiré exerçait la profession de charretier. Mais point d'Apollonie à cette adresse. Sa santé l'avait-elle obligée à retourner à l'hospice ? Quant au reste de la famille, il s'était peu à peu dispersé au fur et à mesure que les enfants avaient trouvé emplois et conjoint. Les deux fils aînés, Jules et Emile s'étaient mariés en 1883, l'un à Évaux, dans la Creuse, où il était chauffeur et l'autre à Marseille. Marie, la plus âgée des sœurs avait célébré son mariage à Marseille deux ans plus tard. Sa cadette, Léontine, n'était pas encore mariée mais elle avait quitté le foyer depuis quelques années déjà pour travailler.
Nous avons perdu la trace d'Henri mais nous avons retrouvé le décès de la jeune Joséphine Victorine, qui n'était pas sur le recensement de 1872 avec le reste de la famille. Elle était morte à l'âge de onze mois, et son acte de décès nous a appris que, en 1870, Désiré et Apollonie étaient bûcherons aux Mées (04), et que la fillette était décédée dans leur cabane de bûcherons alors qu'ils préparaient du tan (de l'écorce, principalement de chêne qui, pulvérisée, servait pour le traitement des cuirs).
Ne restait donc au logis que le dernier fils, Louis, encore trop jeune pour quitter le foyer.
En 1893 cependant, l'acte de mariage de Léontine nous apprend qu'elle vivait au n°9 rue Toussaint avec ses père et mère, et vraisemblablement Louis. Désiré et Apollonie avaient donc quitté le quartier de la Villette pour s'installer un peu plus loin à l'est dans le quartier Belle de Mai. Siège de la manufacture des tabacs de Marseille, ce quartier était presqu'exclusivement ouvrier et le lieu de résidence des immigrés italiens. Désiré était toujours charretier, Apollonie ménagère. Mais ils ne tardèrent pas à déménager une nouvelle fois car, sur le recensement de 1896 à cette adresse, ne figurent que leur fille Léontine et son époux Silvio BORSANTI. Nous les savons demeurant au n°5 rue Sylvestre en 1899 (source : fiche matricule de Louis Justin). Cette rue faisait l'angle avec la rue Toussaint. Enfin, en 1902, Apollonie résidait à 200 m de là, rue Loubon.
C'est là la dernière adresse qu'elle habitât, car Apollonie est finalement morte - pour de bon cette fois - le 22 août 1902 à Marseille. Son acte de décès nous apprend qu'elle est décédée rue du refuge, à l'âge de soixante-cinq ans. Elle était toujours journalière.
Un plan de Marseille de 1910 nous apprend que le Refuge était un couvent situé tout près de l'hôpital de la Conception. Il avait été autrefois, au XVIIeme siècle, un lieu où l'on enfermait les prostituées qui devaient se repentir de leurs mauvaises mœurs par une discipline si sévère que Jean-Baptiste Grosson, historien et notaire de Marseille l’appelait « la galère des femmes ». Il n'en reste aujourd'hui presqu'aucun vestige.
Apollonie est donc morte à l'hospice.
Cette histoire m'a interpellée à plus d'un titre. Mais je me pose avant tout une question : quel héritage psychologique un tel drame a-t-il pu laisser dans la vie des enfants LAURENT ? Quels sentiments ont-ils transmis, consciemment ou non, à leurs propres enfants vis-à-vis de la mort ? Assurément, la famille LAURENT et ses descendants ont dû entourer la notion de mort d'une aura particulière...
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